Yannis Kokkos

 

Le scénographe et le héron

(extrait)

Entretiens réalisés par Georges Banu

Actes Sud "Le temps du théâtre" - 1989

 

 

 

Le costume, l'acteur et le personnage

 

Toute personne qui se trouve sur un plateau, donc en situation d'être regardée, par l'utilisation de la parole, du geste, fait que son vêtement devient, par ce simple fait, théâtral. Quand, au théâtre, on utilise des costumes empruntés à la vie, si le traitement du personnage n'est pas suffisamment décalé, le costume n'a aucun sens.

On ne peut poser le problème qu'en s'interrogeant sur la manière dont un acteur va jouer avec un costume. Le point de départ est toujours le même : quel costume pour quel acteur ? Et cela d'autant plus qu'il s'agit d'un théâtre d'inspiration réaliste. La question s'est posée pour moi surtout au moment d'Iphigénie Hôtel, de Michel Vinaver, où j'ai compris que lorsqu'on essaie de créer une silhouette, de typer un personnage par un costume moderne, cette transposition apparaît comme un jugement sur le personnage. Elle l'enferme en lui enlevant la dimension de la vie, la possibilité d'évoluer librement. Si le projet du spectacle consiste à proposer une telle vision, ce traitement est possible ; mais le problème devient plus délicat si on cherche à accorder au personnage toutes ses chances, ce qui pour moi est une règle. Pour éviter les figures stéréotypées, lorsque nous avons fait Iphigénie Hôtel avec Antoine Vitez, j'ai rapporté des vêtements de Grèce qui, par la coupe et les tissus, donnaient à la fois une image de vérité et une image particulière qui écartait le danger naturaliste. J'ai cherché à garder la liberté pour chaque personnage tout en assurant aux signes sociaux leur fonction. Une sorte de réalisme transcendé.

Pour Théâtre de chambre, de Vinaver aussi, avec Jacques Lassalle cette fois-ci, j'ai voulu obtenir un certain décalage dans la perception du quotidien et cela grâce au traitement particulier de la couleur. J'ai cherché à obtenir une véritable ponctuation par la couleur sans tomber pour autant dans une sophistication trop esthétique, voire formaliste. Je n'aime pas l'esthétisation de la misère, de même que la représentation naturaliste de la misère. Par la couleur, j'ai pensé pouvoir éviter ce double écueil.

Je sais qu'il faut que je trouve chaque fois le moyen terme pour que le regard analytique qu'on a sur les personnages ne soit pas un regard froid et qu'il n'enlève pas leur part de secret. C'est seulement ainsi que le spectateur peut faire lui-même son propre chemin et, par exemple, le travail d'Alain Resnais dans le film Mon oncle d'Amérique parvenait à obtenir cet équilibre entre la théâtralisation et le naturel, de même que celui d'Antonioni dans Le Désert rouge.

Je considère les acteurs comme étant les personnages eux-mêmes et je conçois souvent les signes vestimentaires à partir de leur propre physique. Comment ce corps, cette personnalité qui est devant moi pourrait s'habiller dans une telle situation sans que s'opèrent pour autant des transformations du corps ? Pour moi c'est le vêtement qui fait le chemin vers l'acteur et non pas l'acteur vers le vêtement, sauf, bien entendu, quand il s'agit d'aider un acteur en vue d'une composition particulière qui demande une transformation physique.

Il me semble toujours utile de prendre en compte la manière dont les acteurs s'habillent dans la vie. C'est pourquoi l'imaginaire vestimentaire de chaque acteur m'intéresse car on découvre ainsi son propre imaginaire, ses désirs secrets. Néanmoins, on ne peut oublier qu'il y a encore dans le vêtement une très grande part de codes, même si on a cru à un certain moment à la disparition des codes. Le brouillage des codes dans le vêtement contemporain n'est qu'un leurre.

On peut encore saisir ce qu'on pourrait appeler les codes "politiques" du vêtement. Il y a un code du vêtement communiste, RPR, socialiste. Tout travail sur le costume moderne ne peut passer sous silence le rapport du vêtement au politique, à l'économique, il doit montrer l'unification mais aussi les différences. Il s'agit de saisir tout à la fois les codes et leurs glissements car, parfois, le non-respect des codes prend une valeur de transgression, mais l'idée de code est toujours là. C'est la raison pour laquelle il est nécessaire d'observer les microcosmes qui composent le corps social d'aujourd'hui. Cela seul peut permettre d'obtenir ce qui me semble être la définition idéale du costume contemporain, à savoir la synthèse entre le code de représentation et la liberté du personnage. Ce travail est aussi très utile pour le costume d'époque, afin qu'il ne soit pas qu'archéologique.

 

 

La Flûte enchantée de W. A. Mozart...

 

...mise en scène Otto Schenk (photos Fayer)

 
 

Pour les costumes modernes surtout, j'aime laisser une marge de liberté à l'acteur afin qu'il puisse introduire lui-même, s'il le souhaite, certains éléments. Cela lui permet de participer au façonnement du personnage et l'aide à mieux l'habiter. Je ne cherche jamais à contrôler tout à fait l'image finale. Le jeu donnera au costume de multiples sens. Pour moi le costume est une sorte de vêtement en vacances qui se teinte des diverses interprétations proposées par l'acteur. Ainsi le personnage reste tout à la fois complexe et en mouvement.

Ces derniers temps, ce qui m'a intéressé le plus dans la réalisation des costumes d'époque a été la recherche d'une manière assez subtile de nier le regard historique sans introduire aucun signe de modernité, sans opérer des transpositions volontaristes. Ce qui me préoccupait, c'était de saisir comment le costume peut être regardé par le spectateur sans qu'il se préoccupe de son historicité. Il perçoit le costume comme éloigné dans le temps mais sans qu'il agisse comme une vitre qui emprisonne la contemporanéité de l'acteur, de son corps, de son jeu. Voici la question : comment mettre en présence simultanément la dimension historique culturelle, et le regard contemporain grâce à ce que l'acteur raconte par sa présence ? Je refuse tout autant la mise à distance et l'évidence des signes contemporains, le but étant que le spectateur saisisse l'historicité aussi bien que l'épaisseur contemporaine de l'acteur.

La morphologie des corps est primordiale. Elle commande différemment et le jeu et les costumes, car si j'ai à faire un spectacle XVIIIè avec des acteurs français, allemands ou grecs, la conception des costumes va varier. Cela tient à des différences de morphologie, mais aussi à la mémoire des corps, car la mémoire du costume XVIIIè n'est pas la même pour un acteur grec ou un acteur français. Et cette mémoire-là a des retombées sur le port du costume ; je dois toujours en tenir compte.

Lorsque j'ai dessiné les costumes pour Les Fausses Confidences, dans la mise en scène de Jacques Lasalle, j'ai utilisé des tissus non doublés, très souples, afin qu'ils épousent le moindre geste de l'acteur, et pour saisir par là une manière contemporaine de bouger. Il faut que l'acteur sache porter un costume historique et, en même temps, tout en ayant cette connaissance-là, l'oublier afin de laisser transparaître le rapport contemporain au monde grâce à ses gestes, ses déplacements. Ce sont des acteurs anglais et allemands qui opèrent le mieux cette synthèse et j'en veux pour exemple la grande modernité des corps au sein de l'archaïsme des costumes dans le film Tom Jones, de Richardson.

Il ne faut jamais perdre de vue le corps de l'acteur. L'important c'est le mouvement, la respiration : l'ornement, les détails amollissent et ne permettent pas cette respiration… A l'ornement inutile je préfère l'audace du mélange.

Pour moi, en somme, les costumes représentent une manière plus directe d'intervenir à la fois dans le traitement du temps, dans le rapport du corps et des volumes, et dans la relation de la psychologie et de l'imaginaire.

En général je n'aime pas trop faire des ensembles. Je préfère que l'ensemble se compose d'éléments singuliers afin d'affirmer la personnalité de chaque costume dans le cadre d'une unité. Il me semble que l'idéal consiste à préserver l'unité d'esprit et la différence des êtres. Je crois que Chéreau et Jacques Schmidt sont ceux qui ont proposé le meilleur équilibre entre harmonie et disparité.

Les costumes, ça va de soi, ne peuvent être conçus séparément, ou, du moins, pour ma part, je ne peux les imaginer autrement que par rapport au corps de l'acteur et à l'espace de jeu. La relation entre un corps et un mur ou une porte pose le problème de l'inscription du comédien dans l'espace. Le costume lui donne un volume particulier. Ainsi il participe à la géométrie générale du tableau, qui s'impose plutôt inconsciemment car je n'applique jamais un principe précis et je me laisse toujours déborder par les propositions qui viennent corriger le programme initial. Mais c'est le plaisir même du théâtre.

Madame de Sade de Yukio Mishima

Mise en scène Sophie Loucachevsky

avec Grégoire Ostermann et Didier Sandre

(photo Claude Bricage)

La documentation me sert de prémisse, bien que je l'utilise de moins en moins. Elle me permet d'avoir pour le costume historique la même mémoire que pour le costume contemporain, car je ne cherche pas à reconstituer le costume, mais à garder le même rapport naturel qu'avec les vêtements de la rue. Je travaille beaucoup à partir de la photographie et de la peinture. Et aussi à partir du cinéma car, par exemple, pour un spectacle XVIIIè, je me réfère aux Contrebandiers de Moonfleet de Fritz Lang, à Tom Jones et à Barry Lindon, au Casanova de Fellini. Je suis souvent parti des photos de Cartier Bresson, mais, en réalité, je ne travaille pas directement avec les documents eux-mêmes mais avec la mémoire que j'en ai. C'est ce que je fis lorsque j'ai dessiné les costumes pour La Bonne Ame de Se Tchouan au Théâtre de la Ville.

Les tissus m'intéressent particulièrement. C'est pourquoi je cherche le tissu dont j'ai besoin et je le retraite le plus souvent. Un costume ne peut avoir une existence réelle sur le plateau si les tissus choisis ne correspondent pas exactement au climat lumineux qu'on souhaite obtenir. Ce n'est pas facile et parfois on peut se tromper en choisissant, par exemple, un tissu trop beau qui donne une allure trop éclatante aux silhouettes qui, ainsi, déséquilibrent le jeu. Il me semble que les silhouettes ont un rôle capital et je travaille beaucoup à leurs contours, à leurs métamorphoses grâce à des bourrages, à des coiffures, etc., mais sans jamais altérer la personnalité propre de l'acteur.

Peut-être que les costumes que j'ai admirés le plus ont été dessinés par Damiani pour les spectacles de Strehler, parce qu'on y trouve une vision plastique toujours à l'échelle humaine. Le corps est théâtralisé à partir d'une mémoire cultivée, d'une mémoire qui remonte du fond d'une civilisation. C'est pourquoi Damiani retrouve naturellement la ligne d'un costume XVIIIè. La transformation du corps n'est jamais ostentatoire, mais toujours là, l'histoire passe à travers des matières qui vivent et tout cela sans la moindre systématisation. La systématisation est la mort du théâtre. Le costume ne doit pas livrer des informations directes, trop lisibles, quant à l'identité du personnage. Il faut guider le spectateur sans le bombarder d'informations et sans l'égarer non plus. Parfois il suffit de parvenir à faire un gros plan à l'intérieur d'un groupe grâce à un costume seulement, à une teinte. C'est pour moi un des plaisirs les plus aigus.

Dans les derniers spectacles faits avec Antoine Vitez à Chaillot, il s'agissait d'un théâtre non naturaliste pour lequel je voulais rendre heureux les acteurs et les placer dans l'image afin qu'ils puissent remplir l'espace par l'affirmation d'eux-mêmes. Grâce aux matières, aux volumes, à la souplesse des tissus, je cherchais à obtenir une hyper-théâtralité qui nous semblait nécessaire.

Les costumes sont conçus par rapport aux éclairages. C'est la lumière de Trottier qui fait luire les tissus dans une ambiance plutôt sombre en aidant ainsi à ce que l'on obtienne une présence intense de l'acteur même dans la nuit.

Par le traitement des costumes, j'affirme la volonté de faire du théâtre, car ces costumes sont conçus visiblement pour la scène et ils entretiennent souvent un faible rapport à l'époque historique. Quand on se donne tous les moyens pour qu'un corps se déploie sur la base des contenus historiques du XVIIIè siècle afin qu'il exprime quelque chose du XVIIIè, c'est exactement le contraire qui se produit. La seule chose qui compte, c'est de proposer une image qui ne reste qu'image car l'investissement n'arrive pas à s'accomplir pour de vrai. Il faut trouver le lien entre le corps moderne et ce qui est la mémoire d'un corps ancien. Je cherche à dessiner des costumes qui répondent à cette double tâche. Il ne faut pas emprisonner l'acteur dans la seule image du passé. Il faut l'aider à s'épanouir. C'est ce que j'ai voulu obtenir dans Le Triomphe de l'amour : des costumes qui embellissent les acteurs et leur permettent de bouger comme les personnes d'aujourd'hui.

Lucréce Borgia de Victor Hugo

Mise en scène Antoine Vitez

(photo Claude Bricage)

L'exaltation de l'acteur dont je parle n'est pas une complaisance à son égard. Elle peut être une exaltation sur fond de contraintes. C'est par rapport à la particularité de chaque œuvre que je choisis un costume auquel l'acteur peut se heurter ou un costume qui l'oblige à trouver des solutions de jeu inédites. Par exemple les costumes que j'ai dessinés pour Richard Fontana dans Hamlet et dans Le Mariage de Figaro. Cela fonctionne seulement s'il est convaincu que la difficulté de porter le costume ne vient pas d'une erreur mais d'une volonté partagée de lui permettre d'emprunter un chemin différent. En réalité je crois qu'un acteur ne pourra jamais réaliser toutes ses possibilités s'il se sent mal dans le costume, s'il n'a pas consciemment intégré la totalité des nécessités du costume. Si l'acteur ne sent pas bien un costume et si ce n'est pas uniquement pour des raisons narcissiques – cela se décèle très vite – je cède. Je cède car je pense qu'il y a une logique du corps qui refuse ma proposition. Je cède sans aucun regret et je cherche une autre proposition. Les essayages des costumes sont très importants car même si un acteur ne manifeste aucune réserve, parfois je perçois moi-même ou Mine Verget, qui réalise souvent mes maquettes, ce qui ne convient pas à sa silhouette, à sa démarche. Alors je modifie avant même qu'il en parle. Parfois on m'a dit que j'avais eu tort de céder, mais je ne le regrette pas car peut-être ce qui est perdu là est gagné ailleurs : sur le plan de la confiance. Je souhaite donner à l'acteur l'occasion de jouer d'une manière plus vaste ou plus étriquée avec le costume. C'est pourquoi une perte au niveau de l'esquisse peut s'équilibrer par un sentiment accru de liberté qui entraîne le gain d'une corporalité plus ample. Il faut dire que je cède parfois au nom des blocages psychologiques de l'acteur, blocages qui apparaissent à un moment donné ; ce n'est pas utile de les aggraver alors. Quelquefois il m'est arrivé de céder dans un premier temps et de voir les acteurs revenir pour me demander de rétablir l'idée initiale. Il faut écouter les acteurs, pas toujours, mais les écouter, tout en restant maître des décisions afin de préserver la vue d'ensemble.

 

Yannis Kokkos

1989, Le Scénographe et le héron

 

 

Dans la même rubrique

Roland Barthes

Les maladies du costume de théâtre

Julie Deljéhier

L'évolution historique du costume au 19ème siècle